Afghanistan # 4: Modestes recueillements
L'oubli
est le vrai linceul des morts.
George Sand
Rosa
Ce soir là j’étais invitée à la soirée d’au-revoir de Rosa, c’était sa
dernière semaine à Kaboul. Rosa était Porto Ricaine, c’était une fille
chaleureuse, pleine de vie et tellement débordante de joie de vivre qu’elle
vous irradiait de soleil. Elle avait une dernière mission pour son ONG sur
le terrain et puis la quille !!
Elle était heureuse Rosa, elle brandissait le drapeau de son pays sans
cesse en l’embrassant et en répétant tel un mantra qu’elle le retrouvera son
amour, son pays.
Elle est partie le lendemain pour cette foutue dernière mission sur le
terrain. Une voiture, un chauffeur et une collègue. Ils se sont fait prendre
dans une embuscade, et ont été exécutés dans leur véhicule.
Jamais je ne saurai si elle avait le drapeau de son pays, de son amour
sur elle quand la kalachnikov lui a explosé la tête.
Brian
Dans mon hôtel journalistique, j’ai rencontré Brian. Il travaillait pour
DHL, j’avais travaillé pour FedEx, on avait de quoi tenir des sujets de
conversation, il insistait sans cesse pour que j'aille travailler pour
lui.
Brian était plutôt du genre séducteur, mais il ne m’intéressait
absolument pas. Néanmoins, il m’envoyait régulièrement des sms pour savoir
comment j’allais parce qu’il s’inquiétait pour moi qui venait de partir seule
en province.
Un jour je n’ai plus reçu de sms. Brian s’est pris une balle dans le
cœur par son garde du corps à cause d’un différend sur le salaire.
L’Afghanistan c'est le Far West; on vous apprend d’ailleurs à éviter tout
conflit, certaines personnes dégainent et tirent plus vite que leurs ombres.
Canada
Aujourd’hui, le gouvernement canadien a publiquement déclaré la guerre à
Al Quaida et promis de mettre de l’ordre en Afghanistan en dégageant les
Talibans. En contrepartie, les Talibans ont promis le djihad contre les
Canadiens. Mon ONG est canadienne.
Cerise sur le gâteau, une menace d'attentats massifs et imminents est
propagée dans le pays. A Kaboul c’est le « lockdown », ce qui veut dire
que personne ne bouge de chez lui. Les bureaux ferment, et les expats,
interdits de sortir de chez eux doivent se calfeutrer.
Je suis seule à Mazar, j’ai ouvert mon bureau et ai deux afghans sous ma
responsabilité. Le dijhad contre les Canadiens, je l’interprète comment ?
J’essaye de contacter la responsable de mon ONG, impossible, elle ne
connait pas le degré de la menace pour tout ce qui a trait de loin ou de près
avec le Canada et n'est pas en mesure de me donner des consignes précises. Où
suis-je en sécurité ? A Kaboul ? A Mazar ?
Je décide d’aller voir une amie qui travaille au bureau de l'ONU à Mazar
qui me dit que tout le personnel étranger évacue et qu’un convoi blindé part le
lendemain pour Kaboul. Elle a de la place pour nous. Juste le temps de
remballer toutes mes affaires et on part dès l’aube le lendemain.
Un convoi surréaliste. Une première voiture avec des snippers et 3 jeeps
blindées qui la suivent. Moi qui avais tant aimé voyager en Afghanistan, je
repense à Rosa. Une embuscade peut nous piéger à tout moment. Je serai alerte
durant les 8 heures qu'a duré le trajet; scrutant les moindres virages, les
moindres collines, le moindre véhicule que l’on croise. Je me croyais
invincible mais ce jour là, la paranoïa m'a pourtant battu par KO.
Josy, ma grande sœur
Je travaille maintenant comme volontaire pour les Nations-Unies.
Ambiance bien différente des ONG: on travaille dans un bunker sans
fenêtre, on dort dans les guesthouse « certifiés conformes à la
sécurité » par l’ONU, on se déplace en voiture blindée et on porte en
permanence un talkie walkie duquel on a dû apprendre le langage pour
informer toutes les heures le dispatching de sécurité qu’on est toujours
vivant.
Couvre feu; à 22h on doit être chez soi, ou plutôt où ils ont décidé que
vous deviez vivre. Il y a un code à utiliser avec son talkie walkie pour
confirmer que vous êtes bien dans votre chambre, sinon les sanctions
s'appliquent.
Josy était philippine, je partageais son bureau, on était assise
l’une à côté de l’autre et pour le boulot on comptait énormément l'une sur
l'autre. On avait un chef tyrannique et surtout odieux avec le personnel
afghan. Il s’appelait ironiquement « sherif », il était égyptien. Il
nous obligeait à travailler quasi 7/7 jours et arriver à 5.30h du matin pour
éviter d'emprunter les routes aux heures où les attentats sont les plus
fréquents, moi j’étais crevée car enceinte des premiers mois.
Josy et moi, non seulement on avait noué des liens très
forts pendant le travail à cause ou grâce à Sherif mais on dormait
également dans la même guesthouse. On faisait tout ensemble, on travaillait
mais aussi déjeunait, cuisinait, dinait et soupait ensemble. On partageait nos
joies et nos peines.
J’avais une admiration énorme pour elle. Elle était là car son le père
de ses enfants était parti et ils vivaient maintenant chez sa mère. Elle était
en Afghanistan pour subvenir à leurs besoins. Son grand fils refusant d'aller à
l’école, elle se levait à cause du décalage horaire à 2-3h du matin pour lui
téléphoner et lui ordonner d'obéir à sa grand-mère. Elle me disait que si elle
faisait suffisamment d’économie, elle leur payerait des études. Elle faisait
tout ce qu’elle pouvait pour qu’ils aient un grand avenir
Je l’adorais.
Elle avait peur Josy. Quand on se déplaçait, elle mettait toujours notre
encombrant et pesant gilet pare-balles que je laissais moi bien volontiers à la
maison. "On ne sait jamais" me disait-elle.
Peu après mon retour d’Afghanistan, j’ai appris que la guesthouse où
j'avais vécu avec Josy avait été attaquée par les talibans. Les barbares sont
venus chez nous.
J’ai fait des recherches et suis tombée sur un article du NYtimes, qui
détaillait l’attaque avec les plans de la guesthouse. Les résidents se sont
réfugiés sur le toit, et un certain nombre dans mon ex-chambre qui était à l’écart.
Connaissant les lieux par chœur j’ai pu me faire le film exact de ce raid
sombre et mortuaire.
Parmi les victimes, deux femmes sont mortes, une qui a tenté de se
sauver et a explosé avec le terroriste qui a déclenché sa ceinture, l’autre
exécutée dans sa chambre. Je les connaissais toutes les deux.
Je ne saurai jamais comment Josy est morte, apeurée sûrement, mais la
kalachnikov sur la tempe ou en tentant de se sauver tant bien que mal ? Si
j’ai pu imaginer dans les moindres détails les deux scénarios, je n'ai jamais
osé poser la question à mes anciens collègues par crainte que celle-ci soit
indécente.
Cette question enfouie en moi continue de me hanter tout comme le fait
de ne pas avoir pu dire à ses enfants combien elle s’est sacrifiée pour
eux et que pour moi aussi, au plus profond de mon coeur, leur maman est
toujours vivante.
Si Josy est toujours vivante dans mon cœur, il ne reste plus rien des
deux endroits que j’affectionnais tant à Kaboul. L’atmosphère, le restaurant
français où l’on pouvait de façon surréaliste manger une blanquette de veau et
se prélasser au bord de sa piscine le weekend en pleine guerre et où le tout
Kaboul international se retrouvait pour décompresser est désormais un parking.
Son gérant, Mark a fermé peu avant mon départ. La situation s’était tellement
dégradée qu’il ne se sentait plus en mesure d’assurer la sécurité de sa
clientèle. Quant à La taverne du liban, ce restaurant qui m’a fait découvrir la
savoureuse cuisine libanaise et de laquelle j’étais devenue accro, c’est devenu
une maison éventrée. Les barbares sont venus.
L’attaque s’est déroulée en deux
temps. Un terroriste kamikaze s’est approché du restaurant et, malgré le
dispositif de sécurité, est parvenu à se faire exploser à l’entrée de
l’établissement pourtant doté de portes blindées.
Ensuite d’autres barbares
munis d’armes automatiques ont tiré sur les clients et personnel à bout
portant. Je ne reverrai plus jamais Bassem, le propriétaire du restaurant qui
nous recevait toujours avec son sourire en croissant de lune et son rire
bruyant, et qui nous gâtait en servant des portions généreuses quand il voyait
que vous appréciez sa délicieuse cuisine. Il fait désormais partie des 21
personnes qui se sont faites exécutées ce soir là.
Pour ce qui est du centre
culturel français où j’allais m’évader en allant voir des expositions de
photographies ou de peintures avec mon ami Chico, il est dorénavant taché de
sang depuis qu’un kamikaze de 17 ans s’est fait explosé en plein milieu du
public venu voir une pièce de théâtre dans le cadre de la semaine consacrée à
la thématique des droits de l’homme.
Enfin, le supermarché où
j’allais faire mes courses dans le quartier des ambassades a explosé, frappé
par une voiture suicide.
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