jeudi 15 octobre 2020

L'Europe #6: Le trop plein

Ahmed, j’en ai marre ce soir, par où la commencer cette histoire ? Il n’y a pas de début, et je ne vois pas la fin.

Une petite semaine sans nouvelles, tu es revenu à la maison, tu m’as dit « j’ai essayé tous les jours ». Je sais Ahmed. Tout ça on n’en parlera pas, parce qu’on est juste content de se revoir. Je me suis inquiétée pour toi, mais ça tu le sais.

On se parle de ce qui s’est passé à la maison durant tes jours d’absence. Ahmed, tu as toujours le sourire, comment tu fais ?

Je te raconte que de nouvelles personnes sont arrivées parce qu’ils se sont fait jetés d’autres pays, je te raconte que ton ami est en prison, je te raconte qu’Amin est reparti en Allemagne récupérer ses dernières affaires. Je te raconte que je n’ai pas de nouvelles de ton autre ami qui a essayé aussi hier soir.

Le plus drôle, c’est qu’on finit par trouver ça drôle.

Je t’ai parlé de ton pays en feu à cause d’un dictateur fou. Ca tu le sais. Tu me racontes que ton frère est en fuite, recherché par la police parce qu’il a manifesté contre lui., c’est ton père qui est en prison à sa place jusqu’à ce qu’ils le retrouvent. Tout à coup, tu ne souris plus, moi non plus. Je comprends ce qui t’a fait fuir.

Je te tends mon téléphone, appelle ta famille. Tu ne le feras pas, je le sais. Personne ne le fait, vous avez trop honte de dire que vous êtes toujours à la rue. Moi je me mets à la place de ta maman, elle voudrait tellement savoir que tu es toujours en vie.

Je voudrais pouvoir l’appeler moi-même, qu’est ce que je pourrais lui dire, on t’accepte pas ici. On va se taire. Tu as sans doute raison.

Comment lui expliquer à ta maman qu’on n’accepte pas son enfant chéri?

Nasir, il y a quelques mois c’était toi qui était assis à côté de moi. On parlait du stress que vous avez tous. Et je ne sais même plus comment on a fini par parler du Soudan. J’étais étonnée, tu étais le premier à m’en parler. Ta capture par les passeurs. La soif en plein désert. Les litres d’essence mélangés à de l’eau qu’on t’a fait avalé pour te rendre fou et malade. Les tabassages. La rançon, l’argent que tu n’avais plus. Tes coups de téléphone à ta famille pour les supplier de te le donner pour être libéré.

Tu me souris, tu me fais écouter une chanson, tu me fais un thé, et tout sera oublié.  

Malii, il y a 2 ans quand tu étais encore à la maison, elle m’avait intrigué ton énorme cicatrice sur le pied. On n’en a pas parlé jusqu’à ce tu me dises « j’ai sauté du 3ième étage ». Comment on peut sauter du 3ième étage si c’est pas pour se suicider ? C’était pas un suicide, au contraire c’était une fuite vers la liberté.

Des mois que tu étais en prison en Libye, quand tu as sauté pour t’échapper les gardiens ont tiré, comme on tire sur des lapins. L’ami qui a sauté avec toi est mort sous tes yeux.

Malii, où as-tu trouvé la force de marcher jusqu’à moi ?

Alem, ma sœur, c’est toi qui a appelé l’ambulance il y a un peu plus d’un an, celle qui m’a sauvé la vie. T’aurais sans doute voulu en sauver plus des vies. T’aurais sans doute avoir pu retenir les personnes qui sont tombées de ton rafiot quand tu as traversé la Méditerranée.

Tu m’avais dit « elle sont mortes noyées ». Alem, si on avait pu aller au fond de la mer les rechercher, on y aurait été ensemble.

Vous êtes enfin arrivés aux portes de l’Europe. Je pourrais essayer de vous aider du mieux que je peux, je pourrais vous aimer du mieux que je peux, je pourrais essayer de vous protéger du mieux que je peux, mais on va vous détester, on va vous rejeter, on va vous insulter, on va vous maltraiter, on va vous faire avoir de faux espoirs, on va vous traquer avec des chiens comme des animaux, on va vous enfermer, on va vous expulser.

Et moi, j’ai tellement, mais tellement honte.

lundi 12 octobre 2020

L'Europe #5: Partir

Home, Warsan Shire

Personne ne quitte sa maison à moins

Que sa maison ne soit devenue la gueule d’un requin

Tu ne cours vers la frontière

Que lorsque toute la ville court également

Avec tes voisins qui courent plus vite que toi

Le garçon avec qui tu es allée à l’école

Qui t’a embrassée, éblouie, une fois derrière la vieille usine

Porte une arme plus grande que son corps

Tu pars de chez toi

Quand ta maison ne te permet plus de rester.

Tu ne quittes pas ta maison si ta maison ne te chasse pas

Du feu sous tes pieds

Du sang chaud dans ton ventre

C’est quelque chose que tu n’aurais jamais pensé faire

Jusqu’à ce que la lame ne soit

Sur ton cou

Et même alors tu portes encore l’hymne national

Dans ta voix

Quand tu déchires ton passeport dans les toilettes d’un aéroport

En sanglotant à chaque bouchée de papier

Pour bien comprendre que tu ne reviendras jamais en arrière

Il faut que tu comprennes

Que personne ne pousse ses enfants sur un bateau

A moins que l’eau ne soit plus sûre que la terre-ferme

Personne ne passe des jours et des nuits dans l’estomac d’un camion

En se nourrissant de papier-journal à moins que les kilomètres parcourus

Soient plus qu’un voyage

Personne ne rampe sous un grillage

Personne ne veut être battu

Pris en pitié

Personne ne choisit les camps de réfugiés

Ou la prison

Parce que la prison est plus sûre

Qu’une ville en feu

Personne ne vivrait ça

Personne ne le supporterait

Personne n’a la peau assez tannée

Rentrez chez vous

Les noirs Les réfugiés

Les sales immigrés

Les demandeurs d’asile

Qui sucent le sang de notre pays

Ils sentent bizarre

Sauvages

Ils ont fait n’importe quoi chez eux et maintenant

Ils veulent faire pareil ici

Comment les mots

Les sales regards

Peuvent te glisser sur le dos

Peut-être parce que leur souffle est plus doux

Qu’un membre arraché

Ou parce que ces mots sont plus tendres

Que quatorze hommes entre

Tes jambes

Ou ces insultes sont plus faciles

A digérer

Qu’un os

Que ton corps d’enfant

En miettes

Je veux rentrer chez moi

Mais ma maison est comme la gueule d’un requin

Ma maison, c’est le baril d’un pistolet

Et personne ne quitte sa maison

A moins que ta maison ne te chasse vers le rivage

A moins que ta maison ne dise

A tes jambes de courir plus vite

De laisser tes habits derrière toi

De ramper à travers le désert

De traverser les océans

Personne ne quitte sa maison jusqu’à ce que ta maison soit cette petite voix dans ton oreille

Qui te dit

Pars

Pars d’ici tout de suite

Je ne sais pas ce que je suis devenue

Mais je sais que n’importe où

Ce sera plus sûr qu’ici

Traduction : Paul Tanguy

Née 1988, Warsan Shire est une poétesse somalienne, et qui vit à Londres, où elle est arrivée à l’âge de 1 an, sa famille ayant fui la Somalie en pleine guerre civile. Elle est poète, écrivaine, éditrice et enseignante.

mercredi 7 octobre 2020

L'Europe #4: Les centres fermés, encore

Oh my love, We pray each day.. May you come home, And be okay.

For now, We'll wait.. For you.. For you.. To come home I'll send A pack of cigarettes And some chocolates Hope you get, Filled with love for you. Oh my love, I hope really soon.. To be at home And get close to you For now, We'll wait.. For some news.. For some news.. To come home My mind Is always on your side.. I see you all the time.. With love, For you.
Amatorski, Come home

On parle de Corona, c’est tout ce qui occupe tout le monde, mais pendant ce temps-là, Yahaya, tu sais ce que mon gouvernement vient d‘inventer ? Il s’est torturé les neurones, et il a enfin trouvé une nouvelle solution à la migration ! On l’attendait, on était fébrile : Encore plus de places en centres fermés, plus de places en prison pour ceux dont le seul délit est de ne pas avoir les bons papiers.

Je voudrais pouvoir t’expliquer, je voudrais pouvoir m’excuser, je voudrais te crier, « c’est le temps de repartir essayer sans te faire pourchasser », après ce sera trop tard, ils auront gagné, je voudrais te dire que je vais arriver à vous protéger, mais tout ça, ça sert à quoi ? C’est du vent.

Je lis les derniers articles sur leurs soi disant « bonnes politiques fermes mais humaines », ça fait des années qu’ils nous servent leur même soupe, et je ne sais plus si je suis en colère, triste, révoltée, prête à repartir me battre, essoufflée. 

Toi ce qui t’intéresse c’est de savoir si j’ai mis des grosses chaussettes parce qu’il fait froid dehors aujourd’hui.

Comment revenir à l’essentiel ? L’essentiel tu as raison, c’est de savoir si j’ai mis des grosses chaussettes parce que c’est me montrer que tu t’inquiètes pour moi, l’essentiel, c’est de te regarder avec un grand sourire, te remercier, et me demander comment même tu as pu y penser à ces grosses chaussettes ? 

On n’est pas un couple pourtant. Je ne pourrai jamais définir ce que tu es pour moi, comme je ne saurai jamais définir ce qui sont tes frères et sœurs. En fait si, ce sont mes frères et sœurs, comme toi tu es devenu mon frère.

Ce que ce nouvel accord veut dire pour toi, Yahaya, c’est que ta vie en Europe sera encore plus merdique qu’avant. Comme si elle ne l’était pas suffisamment.

Je voudrais pouvoir leur demander Yahaya, je voudrais savoir s’ils vont dormir tranquilles ce soir. S’ils sont satisfaits d’eux-mêmes.

Moi je regarde Jawar, 2 ans peut-être qu’il est ici, si pas plus. Qu’est-ce qu’il a vieilli. Quand il est arrivé à la maison, je lui aurais donné 18-20 ans, maintenant je lui donne la bonne trentaine, si pas plus. Je ne lui ai jamais demandé son âge à Jawar, mais je sais qu’on aura vieilli un bon moment ensemble.

Jawar chaque fois que tu es parti de la maison, que tu m’as dit, « je pars essayer », je t’ai tapé dans la main, je t’ai serré dans mes bras, et je t’ai dit « good luck, call me tomorow from London ».

J’en ai marre de cette phrase, si tu savais.

Au début j’y croyais vraiment, maintenant, je sais ce qui t’attend.

Ce qui t’attend, c’est un train à prendre sans billet, c’est un contrôleur qui a le pouvoir d’appeler la Police. C’est la Police qui a le pouvoir de te mettre en centre fermé. Ce qui t’attend si tu y arrives, c’est une, deux ou trois heures de marches jusqu’à ton parking là où sont les camions.

Une ou deux heures de marches sous la pluie ou le froid, c’est long.

Ce qui t’attend sur place, ce sont les connards de passeurs. C’est mon gouvernement qui leur a permis d’exister en verrouillant les frontières. Je ne parlerai pas des bagarres, parfois au couteau, entre communautés pour prendre le seul camion qui peut-être part vers l’UK.

Il va falloir vous cacher aux abords de l’autoroute. Il y aura la sécurité ou la police avec des chiens qui vous traqueront comme des animaux. Il y aura ceux qui s’échappent en se blessant, et qu’on soignera demain à l’hôpital. Il y aura cette nuit où si tu es chanceux, tu te cacheras dans le seul camion qui devrait partir. Fais attention à toi, un de nos frères y a déjà été tué écrasé par ses palettes.

Quand tu auras réussi à t’y cacher dans le camion, attendant toute la nuit qu’il parte vers l’UK, il y aura demain le « Good Morning ». Ce "Good morning" plein de cynisme. 

Si tu n’y réussis pas tu te cacheras dans les végétations aux abords de l’autoroute

La Police si elle est sympa, te dira « Good Morning », ou « allez dégage ». Tu descendras du camion ou tu sortiras de ta végétation, tu feras le chemin inverse, et je vous attendrai avec une boisson chaude demain matin à la maison en vous disant à tous « so sorry ». On ne se dira pas grand-chose, je la connais votre déception, et vous, vous avez tant besoin de dormir.

Ça, c’est si tu as finalement eu de la chance de ne pas te faire attraper.

Il y aura tes autres amis à qui j’ai dit « Good luck » aussi hier soir. Je leur ai dit, et puis plus rien, ils manqueront  au thé du matin. 

Au début on s’inquiète plus trop, on a l’habitude, le camion les a peut-être perdu loin, mais ils savent comment revenir. On les appelle, mais leurs téléphones sont éteints. Après on se demande pourquoi ils n’ont pas encore donné de nouvelles. Après on se dit que le temps est long, merde, va falloir que je te retrouve, comment tu t’appelles vraiment, par où commencer ? Moi j’ai pas gardé tout ce que tu aurais pu avoir comme papiers qui pouvait me donner des pistes sur ton identité en arrivant. Je vais devoir appeler tes autres familles, elles seront dans le même désarroi.

Comment tu t’appelles, surtout quel nom tu as donné à la Police ? C’est tout ce qui me fera te retrouver. Je sors mon répertoires des centres fermés en Belgique, je vais les appeler un à un. Je vais devoir te retrouver. Biniam, ça s’écrit aussi Byniam, ça s’écrit aussi Baniam selon ce que le flic qui a pris ta déposition dans une langue que tu ne comprends pas aura entendu. 

Je le saurai plus tard, on t’a appelé Namiam. Certains ont eu la chance d’avoir le temps de m’appeler du poste de flics où on les gardera 24 heures avant d’aller les enfermer, et de me dirent « we go closed center, jail ». Oui mais où ? Je les connais déjà les centres fermés, les prisons qui accepteront de me répondre, je sais ceux qui me raccrocheront au nez.  

Biniam, je sais qu’en y entrant, on t’a déjà tout enlevé, à commencer par ton téléphone qui t’aurait permis de m’appeler, ta réelle identité aussi.

Comment il va falloir que je me démerde moi ? Je les appelle les centres fermés : Bbb, bon Pp peut-être, Naa. Des éthiopiens, on les a arrêtés hier, je le sais, leurs amis nous on dit. Oui ! Ils sont arrivés ? Si la dame est gentille, elle aura eu la patience d’épeler tous les noms possibles avec moi et on t’aura retrouvé. Si pas, tu aurais été perdu à tout jamais.

Maintenant, le plus urgent pour nous les citoyens solidaires, c’est de te trouver un avocat. La plupart du temps, les centres fermés feront tout ce qu’ils veulent faire en s’en foutant pas mal du droit. Les assistants sociaux, même si certains d’entre eux sont vraiment humais, te diront, en dépit du bon sens de ne pas prendre d’avocat. Tu vas soi-disant y rester plus longtemps. N’oublie pas que leur but ultime c’est de t’expulser. Ce sont des machines à punition et expulsion.

Il va falloir que je te trouve un nouveau téléphone sans internet et caméra qui sont interdits là où tu te trouves. La grosse majorité de temps, ce seront d’autres citoyens solidaires que me le donneront. Pour toi. Parce qu’on est des centaines sans doute à penser à toi. On est des centaines à s’écœurer ou parfois ne plus même pouvoir.

Ce téléphone, il restera notre lien. 

Bien sûr, je peux venir te voir, avec des horaires de train impossibles, entre 13.30 et 14.30, en m’enregistrant la veille et arriver 30 minutes plus tôt pour qu’on me fouille. Les médicaments dont tu avais besoin et que je t’avais apporté de la maison, ils ont été confisqués.

Le plus difficile pour toi ce sera de te demander ce que tu fais dans cette prison et combien de temps tu y resteras. Le plus dur sera l’angoisse de te faire expulser.

Le plus dur pour moi, ce sera de me demander ce que tu fais dans cette prison et combien de temps tu y resteras. Le plus difficile sera d’essayer d’éviter que tu te fasses expulser.

 

samedi 3 octobre 2020

L'Europe #3: l'espoir

Nelson, mon petit cœur, mon ange, mon amour. Dans quelques années, peut-être même quelques mois, tu ne voudras plus que je t’appelle comme ça. Mais je m’en fous tu sais, je continuerai, après tout c’est mieux que mon petit poussin.

Tu m’en veux, je ne te parlerai pas de la mère complètement à la dérive que je suis, tout ça reste entre nous.

Je voudrais te parler du sujet que j’écris ici, parce que les autres je les écrirai sans doute ailleurs.

Nelson avant même que tu ne sois conçu, tu sais je suis partie. Loin. Je suis partie parce que tu sais rester ça veut dire regarder toujours les mêmes choses. Observer les mêmes choses, si on n’a pas d’autres repères, on les comprends pas forcément.

Nelson, je ne vais pas te faire de grands discours parce que ce qui m’a fait partir finalement n’appartient qu’à moi. Ce que ça m’a fait découvrir ce sont de très belles choses, des choses terribles, des choses tristes, des magnifiques rencontres, des rires, des tristesses, des joies, une autre façon de vivre.

Il a fallu m’adapter. De nombreuses fois, il a fallu que je change de stratégie, que je pense autrement. Je n’étais qu’une étrangère. J’avais tout à repenser, tout à apprendre. Et Nelson, c’était ça qui était magnifique ! Tu te rends compte, c’était comme si chaque jour tu te réveillais et le monde était à repenser, à le découvrir, tant de belles choses m’attendaient. Tu me dis toi-même pourquoi c’est toujours les mêmes scénarios ?

Ça pourrait faire peur à beaucoup de monde. Moi j’ai pas eu peur. Tu sais Nelson, si on part avec de la bienveillance les portes elles s’ouvrent. Non je ne te dis pas qu’ont vit dans un monde de bisounours, je te dis que quand on tend la main, on ne va pas forcément trouver la morsure. Je n’arrive pas à trouver les mots Nelson tant cette année elle a été intense.

Ce que je peux dire Nelson, c’est que de nombreuses fois je me suis retrouvée dans la misère, la misère de trouver un endroit où manger, un endroit où dormir, un endroit où trouver un bus. Et tu sais quoi Nelson ? Il y avait toujours une personne pour m’aider. Si je peux retenir une chose, c’est cette magie. Je ne pourrai pas l’expliquer, Pourquoi cette personne m’a aidé à ce moment-là ?

Pourquoi moi ? Je pourrais te dire que j’avais un ange gardien, je pourrais te dire que c’est la volonté de Dieu ou n’importe quelle autre connerie. Non Nelson, ce sont des personnes comme toi et moi qui ont juste vu une autre personne comme elle qui avait besoin d’aide.

J’ai campé dans le jardin d’un hôtel au Malawi parce que c’était tout ce que ces personnes pouvaient m’offrir, j’ai dormi dans leur canapé, j’ai même dormi dans les containers des casques bleus australiens au Timor Leste. J’ai dormi sur le toit d’un bus avec un gars qui me retenait pour ne pas que je tombe. J’ai dormi avec des moines tibétains au Népal, dans leur tente. J’ai dormi en plein milieu du désert au nord de l’Inde avec des dromadaires, j’ai dormi dehors en Zambie avec des singes et des éléphants qui étaient menaçants. J’ai dormi à plus de dix dans un lit de deux avec une grand-mère de plus de nonante ans en Afrique, parce que de toutes façons, c’est comme ça qu’on dort. J’ai dormi dans des bus sur des kilos d’oignons avec des chèvres qui essayaient de me mordre, j’ai dormi avec des poules que j’allais manger le lendemain.  

Je ne me souviens même plus Nelson, Si je cherche, je pourrai en trouver d’autres, mais ce dont je me souviens, c’est que toutes ces personnes qui m’ont permis de dormir, m’ont tendu la main au moment où j’en avais besoin, sans jamais rien me demander en échange. Si en fait, toujours le café ou le thé au matin avec un grand sourire. Je ne parlais même pas leur langue pour leur dire merci. Mais un merci tu sais, ça passe par le regard. C’est pas si compliqué qu’on pourrait le croire.

Nelson j’ai eu la naïveté de croire que le monde c’est comme ça qu’il tournait. Maintenant, j’ai la certitude que c’est comme ça qu’il devrait tourner. Ne me l’enlève pas. Dans quel monde tu veux vivre ?

Moi j’ai fini mon voyage depuis longtemps, je suis revenue dans ce monde d’égoïstes. Et merde, Nelson, il est pas beau. Il est pas beau, mais il sera ce qu’on en fait. Des mains tu en as deux, tends en une, juste une seule. Et si on multiplie ça par le nombre de personnes qui feront l’effort, tu verras, je te le promets, le monde se parera de milles couleurs.

 

 

mardi 29 septembre 2020

L'Europe #2: Jimmy

 Khalid, je ne sais plus où en était depuis la dernière fois. Tu te souviens de Jimmy, c’était un de tes potes que tu t’étais permis d’accueillir ? Il avait même pas 16 ans à l’époque. Il restait toujours discret dans son coin. Je lui avais fait un grand sourire en arrivant. Il avait plein de rastas sur la tête. Tu sais nous européens on a des idées préconçues. Et pourtant je l’ai parcourue l’Afrique. Quand t’as des rastas, c’est forcément que tu es cool. C’est pas qu’il était pas cool, Jimmy, loin de là, c’est que j’allais avoir la confirmation plus tard qu’il ne faut pas forcément avoir des rastas pour être cool. C’est une idée à la con ça. Mais quand on sait pas tu sais, on essaye de se rattacher à des idées souvent très connes.

Jimmy, comme toi il est resté, parce qu’après vous avoir « autorisé » à vous reposer quelques heures, comment je pouvais vous dire de partir ? J’avais eu envie de vous connaître moi. Mais c’est dangereux de mieux connaître les gens, après forcément on s’attache. Toi tu n’étais déjà plus la personne que j’avais croisé dans le métro, tu avais une histoire, tu avais un nom, tu avais de la famille, tu avais des amis, tu avais d’énormes souffrances, d’énormes joies aussi, bref, tu étais comme moi, tu étais vivant. Du respect de part et d’autre surtout. Ca fait déjà un sacré lien ça !

Pendant que je te posais des questions idiotes et pleines d’ignorance sur les migrants (qu’est ce que j’ai dû te faire soit rire doucement, soit te faire chier), Jimmy il a sorti un ballon de foot qui trainait dans un coin de la pièce, et il a commencé à jouer avec mon fils. J’avais toujours considéré le foot un sport de hooligans décervelés, tout à coup, je le découvrais comme un moment de communion.

Et tout ça se déroulait devant mes yeux. Ils se taclaient, ils partaient dans des fous rires, ils s’enguelaient avec des gestes quand ils n’étaient pas d’accord sur des goals. Et là, un instant, je me suis dit que je m’en foutais de savoir ce que vous foutiez tous là. Juste profiter du moment.

A partir de là, je ne sais pas ce qu’il s’est passé dans leurs têtes. Je pense, Nelson mon fils cherchait le grand frère qui lui manquait à la maison. Pour Jimmy, je ne sais pas. Je ne saurai jamais si du haut de ses 15 ans, il voulait retrouver un petit frère ou au contraire se montrer fort comme une figure paternelle. Parce que fort il aura dû se montrer pendant ses années d’errances. C’est bizarre, en écrivant ces lignes aujourd’hui, presque 3 ans après, je ne connais toujours pas l’histoire passée de Jimmy. Je la connais à partir du moment où il a franchi le seuil de ma porte. Pourquoi je parle de Jimmy ? Juste parce que je viens encore de lui parler par messenger à l’instant. Je pense qu’il a eu un frère assassiné pour ses idées politiques, mais ça ce sont juste mes soupçons de ce que j’ai essayé de comprendre de lui. Je ne lui ai jamais demandé en fait. Pas par désintérêt, par pudeur mal placée sans doute. Peut-être il aurait voulu que je lui demande. Pour moi, il était là, il était un ado, il avait besoin d’aide, tout ce que j’aurais pu faire pour lui venir en aide, je l’aurai fait.

Jimmy, tu auras eu le plus beau parcours de tout ceux qui sont passés par ici. Tu as essayé l’Angleterre de Bruxelles dans des camions jusqu’à ce que tu me dises : « je pars essayer à Calais ». Calais, « La jungle », Jimmy, tu sais ce que ça veut dire ? Il y a des animaux féroces là-bas, mais tu n’as pas eu peur, même si moi j’ai eu peur pour toi. Même si tu n’étais encore qu’un ado, je te savais adulte, beaucoup plus que moi forcément. On est restés en contact, pas tout le temps, c’est compliqué le contact dans la jungle, jusqu’au jour où tu m’as dit des bénévoles m’ont pris en charge, je suis admis dans le Programme des Nations Unies, j’ai une famille qui m’attend, j’ai un billet d’avion pour l’Angleterre.

Tu attendais ton départ, ta nouvelle vie à Saint-Omer. Moi et Nelson on ne voulait pas que tu partes sans qu’on puisse te dire au revoir. On est parti jusqu’à toi, grâce à ma maman qui nous a conduit. Je vais faire bref sur l’autre ado qu’on a embarqué de Bruxelles et qu’on a dû faire passer la frontière en train avant de le récupérer quelques kilomètres plus loin en France. Parce que passer une frontière avec un migrant, c’est considéré comme un trafic d’êtres humains Parce qu’en France avoir un migrant dans sa voiture, c’est un délit de solidarité. Comment délit et solidarité peuvent tenir dans une seule phrase ?

Jimmy, tu es parti à Hull au fin fond du Nord de l’Angleterre, c’était difficile pour moi de venir te voir, impossible pour toi de venir sans papiers, mais malgré tout on resté en contact. Tu les as eu ces putains de papiers, tu es le seul que je connaisse. Tu as terminé ton collège. Tu viens de commencer l’université à Machester. Je regarde tes photos sur Facebook. Tu es un vrai bout d’adulte maintenant, enfin je veux dire ton physique correspond enfin à ton mental. Comme je suis fière de toi.

Ce soir, on a rigolé par messenger avec toi et Nelson sur les médiocres résultats de ton club Arsenal contre Liverpool. Tu m’as dit que tu les supportais depuis que tu avais 7 ans. Tu m’as dit viens avec Nelson me voir, vous me manquez trop. Dès que la crise covid est terminée et que l’Angleterre voudra à nouveau de nous, on viendra manger des hot-dogs au stade de foot avec toi.  

samedi 26 septembre 2020

L'Europe #1: Si c'est pas l'enfer, ça y ressemble

 

Les entends-tu les voix de ceux qui n’en ont plus ? Non on ne les entend pas parce qu’il faut qu’il leur arrive des drames pour les voir. Les voir, pas les entendre.

Moi je les vois, quand je me balade à Bruxelles, je les reconnais, ou parfois simplement je crois les reconnaître. Très souvent, ils sont pas bien gros, très souvent ils ont un maigre sac à dos avec toutes les affaires qu’ils ont gardé de leur vie ou qu’ils ont gardé pour survivre. Moi j’arriverais pas à y mettre toutes les choses inutiles que je garde dans mon sac à main. Toujours, ils sont bien habillés, ils sont propres sur eux. Ne vous attendez pas à des clochards. Ils ont de la dignité, ils ont une tête de mule qui les fait avancer. Parce que s’ils ne l’avaient pas, ils ne seraient pas arrivés jusque-là devant moi.

J’essaye de les écouter parler, peut-être que je reconnaîtrais une langue. Ils regarde leur GPS, peut-être ils parlent à un ami qui leur a donné rendez-vous, peut-être ils cherchent un docteur, peut-être ils cherchent des vêtements parce que être propre, c’est être digne. Sûrement ils cherchent une place pour dormir, mais il n’y en a pas, il n’y en a plus. Malgré tous les efforts des citoyens, on est saturé.

Parfois, je leur demande s’ils cherchent un chemin, bien souvent je passe ma route parce que je veux pas souligner leur détresse. C’est con hein ? Et puis, qu’est-ce que je pourrais bien leur dire ?

Khalid, il y a presque 3 ans, c’est toi qui est venu près de moi me demander ton chemin. Le hasard du sort, on allait dans la même direction. Je t’ai pris par la main, et je t’ai dit, suis moi. Et tu m’as fait confiance. Ca m’a pas demandé grand-chose, mais pour toi c’était comme un soulagement. Dans le métro bondé tu m’as dit comme toi et amis étaient fatigués. Se reposer, juste quelques heures.  J’ai pas réfléchi, je partais l’après-midi même pour 2 jours, je t’ai dit : « Prends mes clefs ». Si je l’avais dit à l’époque, tout le monde m’aurait traitée de folle. Et ils auraient eu raison. Mais tu ne m’as pas trahi. Tu m’as appelé quasiment toutes les deux heures de la maison. Tu m’as dit, je me suis permis d’inviter deux autres amis. Tu me demandais sans cesse à quelle heure j’allais revenir parce que vous alliez préparer le souper pour moi. Je croyais connaître tout de votre vie, mais je ne connaissais absolument rien.

Tu essayais de me parler Allemand, tu la maitrisais cette langue, mais pas moi. Alors on a inventé. C’était finalement pas si difficile de se comprendre. Il suffit de patience et de bienveillance. Accepter les fous rires, les malentendus et les frustrations.

J’étais étonnée que tu la maitrises si bien cette langue, elle est tellement éloignée de la tienne. Et puis tu m’as expliqué tes plus de 5 ans en Allemagne dans l’attente d’une réponse. Ton travail auquel tu tenais tant. Tu avais réussi, tu allais construire une nouvelle vie, pleine d’espoir. Et puis tu m’a expliqué cette lettre reçue un beau matin qui disait que demain tu n’étais plus autorisé à te rendre au travail, que tu aurais 5 jours pour quitter le territoire, dire adieu à 5 années de luttes pour t’intégrer.

Khalid depuis toi, grâce à toi, à cause de toi, j’en ai accueillis, des dizaines, peut-être une centaine, je ne compte plus. C’est toujours la même histoire.

Mais le plus difficile c’est que c’est toujours la même histoire qui au fur et à mesure qu’elle se dévoile est toujours encore plus insupportable. Le plus difficile, c’est que plus j’en sais, et plus je sais que je suis impuissante. Je me casse la tête contre des murs. Comment vous faites pour tenir ?

Khalid, j’en ai amené aux urgences psychiatriques ceux qui n’en pouvaient plus. Mais ils sont là, ils tiennent debout. Ils donnent de l’espoir.

J’en ai conduit aux urgences de Saint-Pierre ceux qui s’étaient fait tabassés par la police, ceux sur qui les agents de sécurité avaient lâchés leurs chiens. Qu’est ce qu’il se passe dans la tête d’un homme pour qu’il lâche son chien sur toi ? Et que cela soit un autre citoyen qui te ramasse ?

Khalid, je voudrais pouvoir vomir tout mon dégoût ici, mais j’y arrive même pas. Je le connais trop bien, j’ai trop longtemps appris à vivre avec.

Khalid, je les ai pas lâché tes frères et sœurs quand ils se sont fait pourchassés, arrêtés par les contrôleurs de train ou la police. Quand ils se sont faits enfermés dans des centres fermés parfois pendant des mois. Ne pas avoir de papiers, c’est un crime ici. Il y a des citoyens, des avocats magnifiques et solidaires, et ils se reconnaîtront Ils se battent pour vous. Mais parfois on ne peut rien.

Je le connais le tristement célèbre centre 127bis. Combien de fois je vous y ai rendu visite ? C’est une véritable prison, mais c’est pire que ça en fait. Tu te souviens du papier en Allemagne qui disait que tu devais quitter le territoire ? Qu’est ce que tu fous ici ??? T’avais pas le droit. Maintenant, ils vont pouvoir t’enfermer pendant des mois s’ils veulent.

On est plein à essayer avec vous de retracer votre vie. A essayer de leur dire à l’immigration qu’ils se sont peut-être trompés. Mais c’est pas facile dans un parcours chaotique comme leur vôtre. Comment prouver que tu t’es fait torturé par ta propre police par exemple ? Je peux pas lui écrire au Premier Ministre pour lui demander une attestation, Il va me rire au nez.

Certains abandonnent parmi tes amis, et même si j’essaye de les convaincre de ne pas le faire, je sais au fond de moi que je n’ai pas suffisamment de conviction. Certains essayent de se suicider.

J’ai essayé de l’aider, j’ai demandé de pouvoir le voir. Mais tu sais ce qu’ils font avec des gens qui essayent de partir libre, de se donner la mort ? Ils les mettent en cellule d’isolement. Tout le paradoxe de vouloir qu’ils crèvent, mais les maintenir en vie jusqu’au bout. Aidez-le s’ils vous restent une once d’humanité.   

Je pourrais leur dire que s’il avait les moyens il pourrait se battre. Mais on leur laisse quoi ? Pas d’accès à internet, un misérable nokia basque qu’ils auront avec eux s’ils ont la chance qu’une famille solidaire ait pu leur apporter. Pas de carte sim personelle, de toutes façon le numéro de leur maman, le chemin vers la maison, ils l’ont perdu depuis des années.

Tu sais, Khalid, tu as été le premier à venir à la maison. Tu sais à l’époque, je t’avais questionné sur la libye, parce que je pensais que c’était là que se situait l’enfer. Tu m’avais dit « no libya, lybia, not human ». Je ne savais pas encore que l’enfer il est ici.

Tu sais c’est pas fini, le combat ne s’arrête pas là. Tu crois qu’ils ont gagné, pfff qu’est-ce qu’ils croient ? Qu’on oublie ? On ne peut pas oublier. Parfois j’aimerais pouvoir m’endormir et oublier. Parfois la veille j’ai entendu les trop souvent mauvaises nouvelles, Parfois je vous écoute vous, et je me révolte à nouveau. Parfois, je suis dans mon lit et je cogite sur un des nombreux cas, je me retourne dans tous les sens, et je me dis putain il devrait y avoir une solution. Quand est ce qu’on pourra dormir en paix ? Quand est ce que je pourrai vous dire demain matin « il y a une solution» Continuez de vous battre. Mais il n’y en a pas de solution.

Qu’est ce qu’il vous avait fait venir ici ? Pour certains c’est la guerre, pour certains c’est la peine de mort, pour certains c’est la mort assurée, mais moi, je m’en fous de savoir ce qui t’as fait venir jusque dans ma maison. Je les hais ces frontières. Mon Premier Ministre de l’époque, il parlait d’appel d’air. Il parlait juste d’une légère brise en fait. Amin tu viens de m’interrompre, tu me demandes comment je vais moi. Tu me dis que j’ai l’air si triste. Je te regarde avec un grand sourire et je te demande comment tu supportes la pluie dehors. Tu me dis « don’t worry, we are soldiers ». Putain Amin, tu coupes tout mon élan, parce que c’était pas ton destin d’être un soldat. Tu me demandes comment je vais pouvoir hausser et rabaisser les épaules pour la danser la danse de ton pays ce soir, tu mets la musique. Ca te fait rire. Moi aussi. Je sais que j’aurais beau essayer, je n’y arriverai pas. Tu te foutras de moi. On a tellement, mais tellement de choses en commun, à commencer par l’humour parce qu’il en faut beaucoup. Ahmed, Yayaha, Jawar, Biskute, Naarta, Jabir riront de moi aussi. C’est pas grave, ça fait du bien de rire ensemble. Si j’arrive à les faire rire, c’est déjà ça de gagné. Tu me demandes si j’ai des nouvelles de ton ami échoué dans la rue. Je le cherche. Tu le sais. Toi aussi tu as parlé avec sa sœur. Je te dis que ça suffit pas. Il faut qu’on le retrouve. Tu me dis juste une photo de sa preuve de vie, ça suffira. Elle veut juste savoir qu’il est vivant. Je te dis si on le laisse comme ça demain il sera peut-être mort. Tu me dis « on va tous mourir ». Oui mais pas tous comme ça.

J’en ai parfois marre de votre fatalisme. Inshallah. Il vous permet sans doute d’accepter l’inacceptable, mais moi ça ne m’aide pas. Parce que c’est pas une fatalité, c’est la volonté des nantis. De ceux qui ne veulent pas partager. Ne les laisse pas gagner. Ils crèveront de ne pas avoir pu accueillir la misère du monde, ils crèveront de ne pas avoir pu connaître ta richesse. Ils crèveront sans savoir ce que le monde en dehors de leurs clôtures avait à leur apprendre, avait à leur offrir.