dimanche 24 octobre 2010

Afghanistan # 3: Kaboul.. ou mes cimetières à ciel ouvert


Je ne me souviens pas d’avoir entendu de déflagration. Un sifflement peut-être, comme le crissement d’un tissu que l’on déchire, mais je n’en suis pas sûr [..]. Puis plus rien. Quelque chose a zébré le ciel et fulguré au milieu de la chaussée, semblable à un éclair; son onde de choc m’a atteint de plein fouet, disloquant l’attroupement qui me retenait captif de sa frénésie. En une fraction de seconde, le ciel s’est effondré, et la rue, un moment engrossée de ferveur, s’est retrouvée sens dessus dessous. Le corps d’un homme, ou bien d’un gamin, a traversé mon vertige tel un flash obscur. Qu’est-ce que c’est?... […] Une surdité foudroyante m’a ravi aux bruits de la ville. Je n’entends rien, ne ressens rien; je ne fais que planer, planer. Je mets une éternité à planer avant de retomber par terre, groggy, démaillé, mais curieusement lucide, les yeux plus grands que l’horreur qui vient de s’abattre sur la rue. A l’instant où j’atteins le sol, tout se fige; les torches par-dessus la voiture disloquée, les projectiles, la fumée, le chaos, les odeurs, le temps [...]
Maman, crie un enfant. Son appel est faible, mais net, pur. Il vient de très loin, d’un ailleurs rasséréné... Les flammes dévorant le véhicule refusent de bouger, les projectiles de tomber... [...] Maman, crie l’enfant... Je suis là, Amine... Et elle est là, maman, émergeant d’un rideau de fumée. Elle avance au milieu des éboulis suspendus, des gestes pétrifiés, des bouches ouvertes sur l’abîme. Un moment, avec son voile lactescent et son regard martyrisé, je la prends pour la Vierge. […] A l’intérieur du véhicule, les corps piégés brûlent. [...] Je les vois hurler des ordres ou de douleur, mais ne les entends pas. Près de moi, un vieillard défiguré me fixe d’un air hébété; il ne semble pas se rendre compte que ses tripes sont à l’air, que son sang cascade vers la fondrière.
L'attentat
Yasmina Khadra


Ces mots, je les ai lus… C’était bien avant Kaboul, c’était bien avant tout ça…. Et ils me sont revenus, comme un mauvais rêve… On imagine en se mettant à la place des choses… et un matin on se retrouve à leur place… La terre a tremblé ce matin là, mais c’était la conséquence de la cruauté des hommes, d’un homme….

Une déflagration…terrible… et puis les sirènes, une immense colonne de fumée noire, le brouhaha de la rue soudainement agitée couvert par le vacarme des ambulances qui vont et viennent ramasser les morts et les semi-vivants… J’avais presqu’oublié que j’étais à Kaboul ; le soleil brillait, c’était un beau matin d’été…

Pourtant, feignez un instant d’oublier Kaboul, elle ne tardera jamais à se rappeler à vous…

Je m’étais levée de bonne humeur, j’avais prévenu ma chef que je travaillerai de ma guesthouse et j’étais partie me commander un café en croisant Isabelle qui se plaignait de devoir retourner pour la 5ième fois faire la file à l’ambassade indienne pour son foutu visa….

Ce qu’on ne savait encore ni l’une ni l’autre c’est que ce coup de téléphone m’aura sans doute sauvé la vie ; je devais être à l’endroit de l’explosion à son moment précis puisque c’était l’heure et mon chemin pour me rendre au bureau, mais aussi que la file à laquelle Isabelle aurait dû se joindre ne serait bientôt plus qu’un amas de corps décharnés…

Au moment où je commandais mon café, un kamikaze a précipité son véhicule piégé sur la file de civiles à l'entrée de l’ambassade indienne et a emporté dans sa quête macabre 60 vies et blessé plus ou moins grièvement 140 personnes… parmi eux des enfants… Pourquoi ?

Pourquoi ? Cette question m’aura obsédé toute la matinée pendant que, sous le choc, je sanglotais, « Pourquoi ? » Pourquoi ces enfants ? Pourquoi cette absence d’humanité ? Pourquoi des civils ? Pourquoi choisir la mort comme porte drapeau ?… Mais le « pourquoi » reste une question rhétorique ici….

Alors vous commencez à faire les cents pas nerveusement comme pour vous mettre en action, comme si ça pouvait y changer quelque chose, tout en étant à l’affut de la moindre nouvelles ; par GSM, à la télévision, à la radio.
Et les nouvelles ce sont des morts qui s’égrainent au fil des minutes tandis que j’observe par-dessus les barbelés entourant mon hôtel cette funèbre colonne de fumée qui commence à s’étendre et s’appesantir sur la ville… Un brasier…

Je la vois clairement aujourd’hui encore cette colonne de fumée… et je les imagine encore clairement ces innocents emportés par les flammes….

Pourquoi ?

J’étais une nouvelle recrue…. Une bleuette comme on dirait dans le milieu estudiantin …
Pourtant quand les murs de ma guesthouse située à quelques centaines de mètres de l’impact ont tremblé et que j’ai croisé le regard des Afghans qui m’entouraient, j’ai tout de suite compris.
Et quand je me suis jointe dehors au groupe de mes amis canadiens, ils m’ont demandé si c’était mon premier attentat… Pas la peine d’être aussi bouleversée parce que je serai rodée au bout du troisième selon eux… Mais moi là tout de suite j’ai pas envie d’être rodée…

C’est donc ça être à Kaboul ? Regarder la fournaise de corps qui brûlent et se dire qu’à la troisième fois je n’en pleurerai plus… Le pire est qu’ils avaient sans doute raison… Ce n’est peut-être pas que vous n’en pleurez plus… vous serez surtout content de ne pas en faire partie…

J’ai rassuré ma famille ; quand on a franchi le cap des 50 morts, je savais que cela passerait dans les nouvelles en Europe… Tous des Afghans… Il faut franchir un certain seuil de sensationnel pour que cela passe au JT… J’ai pas envie de savoir combien d’Afghans valent la vie d’un expat pour faire les titres du 20h en Europe, mais 50 paraissait néanmoins un nombre raisonnable pour briguer dans l’actualité la place de la petite vieille qui s’est faite agressé à Neuilly … C’est horrible ? Oui je sais… Et encore, des horreurs y en a tous les jours et partout …. Peut-être en moyenne un peu plus ici qu’ailleurs…

Et la vie reprend un cours normal…. Pas pour tout le monde, ou pas si normale que ça... J’en peux plus de ces morts, je lis mes mails de sécurité ; le cours normal des choses, c’est dix morts par ci, trois attentas suicide par là, quelques enlèvements…. J’en ai la nausée… Ca me rend de plus en plus nerveuse.

Je la revois cette colonne de fumée, je les imagine ces morts… et je suis chiante, je le sais… J’envoie des mails en Belgique pour dire à quel point je suis mal ; j’aimerais sans doute que quelqu’un vienne me tirer d’ici… et pourtant il n’en tient qu’à moi…
Je me rends compte à quel point j’inquiète tous mes proches, et pourtant, malgré le mal être, je me sens invincible…. C’est une illusion…. Une illusion malsaine…
J’aurais du mal encore maintenant à donner une explication rationnelle sur cela… parce que ce cela est un autre monde…. J’ai peur à Kaboul, mais j’ai été transbahutée dans une autre dimension… le regard des gens qui me comprennent je ne le trouve qu’ici…. Et sans doute nulle part ailleurs … le regard de gens qui ne demandent aucun mot pour capter ce que vous ressentez… qui ont cette même légèreté grave vis-à-vis des monstruosités qui nous entourent…

Je ne vais pas être hypocrite, c’est aussi le danger que je recherche sans doute, cette fièvre qui vous donne l’illusion que vous vivez quelque chose d’intense… et en comparaison la vie ailleurs paraît maintenant vide de sens …
On est au cœur de l’action… On œuvre pour quelque de grand puisque nos vies semblent en valoir la peine… On est frénétique et fébrile à la fois… Invincible et pourtant si fragile…

Le cœur de l’action j’ai pensé l’avoir trouvé, en tout cas son repère de témoins, et il m’a réconforté, réconforté dans ma béatitude malsaine…
Par une entourloupe, j’ai pu loger dans une luxueuse guesthouse de Kaboul pour une bouchée de pain…. Et je me retrouve dans cet hôtel infesté de tous les journalistes et grands reporters du monde entier qui couvrent la guerre d’Afghanistan… Wall Street Journal, CNN, CBS, France2, NY Times, ils sont tous là…. Des plus cons aux plus captivants…

Dès qu’un évènement survient, les GSM se mettent à sonner, les blackberry’s s’activent, la tension monte, et les cameramen sortent de leur tanière pour enfourcher leur 4X4…
Les indics défilent, les filons s’échangent, même les espions viennent au rendez-vous pour alimenter au compte-gouttes les articles qui seront publiés demain dans les journaux occidentaux…

Et on boit des verres, et on fait la fête !… et entre deux verres, les dépêches tombent… Les morts d’accumulent … Tous des Afghans, et donc la plupart du temps trois petites lignes dans les nouvelles de demain…
On écrit vite quelque chose…. Et puis on reprendra bien un verre !…C’est la fête, on est vivant bordel !, et en plus ça aide à oublier où on est…

Parmi tous ces journalistes, Alan.
Alan c’est un océan de tendresse dans un costume d’ours rustre qui est l’encyclopédie Wikipedia à lui seul… il couvre toutes les guerres pour le Wall Street Journal depuis des années qu’il ne compte même plus, et pense même à se trouver un pseudonyme pour être enfin habilité à écrire sur quelque chose de plus léger…
Il en a marre et ça se sent… Il revient à Kaboul après des années à couvrir les dérapages de la Russie… Il a couvert la guerre en Géorgie juste avant de revenir… de revenir dans ce merdier…

Il était déjà là en 2002, il était le collègue et ami proche de Daniel Pearl qui s’est fait enlevé et égorgé en direct par les Talibans…. Ils avaient à deux découvert sur un PC et publié des conversations d’Al Quaida … et c’est son collègue qui s’est fait dégommé…
Je vous parle d’ours rustre mais je devrais vous parlez d’une personne complètement usée, désabusée, désillusionnée, que ses verres de whisky n’arrivaient même plus à griser…
A Kaboul, proche des lieux du crime, le fantôme de Daniel Pearl est revenu le hanter…

Alan faisait partie de mon petit groupe de gens que j’appréciais et avec qui j’aimais passer du temps… Je lui avais relaté mon aventure à l’ambassade belge quand j’avais été me faire enregistrer, consigner je devrais dire…
Le consul m’avait invité à manger le soir même avec d’autres Belges et m’avait avoué que j’étais la grande lauréate du prix de la seule et première belge à être notée sur liste rouge de « high target ». Je devais partie seule dans le nord du pays ouvrir un bureau pour mon ONG… Une petite blonde envoyée seule et sans sécurité en province, je n’y survivrai pas…

J’ai trouvé le soir même un mail d’Alan qui, avec une grande pudeur qui le caractérise, me disait à quel point il était familier avec la mort et la façon dont elle survient en Afghanistan. Il me demandait paternellement d’être prudente, mais surtout de réfléchir… Cet email je l’ai relu des dizaines de fois, comme s’il y avait mis un message codé… Il m’avertissait paternellement du danger, il me disait tout simplement de me barrer, et manifestement, je refusais toujours de comprendre…

Et la vie continue…

En Afghanistan, ça n’étonnera personne, on trouve de la drogue aussi facilement que du produit lessive…. Les poppies se cultivent même dans le jardin des maisons d’expats.
Mais pour une semi-bonne bouteille de vin à un prix décent ; les choses se corsent… Vous avez intérêt à avoir vos propres réseaux… Et cette fois là, on avait eu notre filon en or….

Pour la petite histoire, si les soldats américains ont leur ‘dry-law’ (même la bière sans alcool est suspecte dans leurs camps militaires), les soldats européens sont allégrement fournis en alcool et pinard en tout genre… Et ce jour là on avait décidé d’aller taper dans leur réserve et de profiter de leur caverne d’Ali Baba à prix démocratique. On avait eu, via un journaliste, un pass pour accéder au camp militaire français et faire nos emplettes pour le mois à venir…
On part donc tous ensemble, Tom, moi, Dan le journaliste détenteur de notre sésame et son chauffeur sur la Jalalabad Road, la route qui mène au Pakistan et au bord de laquelle se trouve Camp Warehouse, le camp militaire sous commandement français….
Cette route est un mythe en Afghanistan ; elle draine les morts, elle est jonchée de camions éventrés, de voitures incinérées, elle est en effet une des seules routes qui permet de ravitailler les militaires en poste dans le pays… Les routes du Nord sont impraticables, les routes de l’Ouest passent par l’Iran ; on devinera dès lors pourquoi la Jalalabad Road, la seule artère qui permet au cœur de l’OTAN de battre, est l’objet d’attaques incessantes de la part des Talibans…

On arrive sans encombre à Camp Warehouse, encore 4 check points, 10 murs de sacs de sable à franchir, et la fouille par les soldats français… On plaisante, ça fait tellement plaisir de parler sa langue et c’est tellement surréaliste de faire référence ici à des lieux familiers avec des soldats ankylosés par 20 kilos d’armes; faire référence à des lieux enrobés de douceur et de joie de vivre… L’ambiance est détendue….

Camp Warehouse est un petit village tentaculaire, on reprend donc la voiture pour y trouver notre cellier….
Et tout à coup, la revoilà cette saloperie de déflagration… cette colonne de fumée, cette terre qui tremble, ces regards interrogatifs, et cette réponse qui vient pourtant instantanément ; on ne se demande même pas entre nous s’il s’agit d’un attentat, on se demande juste d’où ça vient… de l’intérieur du camp militaire ? Le dernier check point qu’on vient de franchir ? Sont-ce les personnes avec qui je viens de parler de Bretagne, de Charente et du soleil provençal qui viennent de sauter ?

Les sirènes du camp se mettent à hurler, les militaires s’activent, les chars défilent… J’oserais à peine vous dire que malgré ce branle-bas de combat, on a quand même été chercher nos bouteilles….
Les Canadiens avaient raison, apparemment la bonne nouvelle est que je suis rodée… et l’épicier du camp certainement aussi…

Mais quand on a voulu sortir, un convoi militaire bloquait l’entrée, prêt à intervenir… plus question de bouger et gêner leurs opérations… On gare notre voiture à l’écart et on attend, 30 minutes, une heure et puis deux…Tout ce qu’on peut voir sont les innombrables ambulances qui entrent déposer les blessés ou peut-être les déjà morts à l’hôpital militaire. Mon cauchemar revient.

Je sors de la voiture et décide d’aller voir les militaires français sur le qui-vive, la mitraillette au point, le gilet pare-balles, le casque, les munitions ; on devinerait à peine un être humain sous cette panoplie de matériel de survie… et de mort…
A ce moment précis on ne sait rien… Le seul militaire qui accepte de me parler dans cette ambiance tendue, me parle d’attentat dirigé directement contre eux, d’une probable deuxième salve qui les attend dès qu’ils sortent… de morts, de militaires blessés…. « J’ai peur, on ne sait pas grand-chose de ce qui se passe dehors, j’ai peur pour ma vie, j’ai une famille »… Ca me touche, ça me touche que ce Robocop ose me dire qu’il a peur….

Et la nouvelle tombe… sur la route qu’on empruntait 10 minutes à peine avant l’explosion, un véhicule suicide s’est fait sauter en ciblant un convoi de l’OTAN… 3 civils morts, 12 blessés graves et 2 soldats britanniques qui succomberont de leurs blessures très bientôt…

Trois heures après, quand on a enfin pu sortir du camp, ce sont les policiers afghans qui nettoient la route, qui font la circulation et dévient les véhicules… Tout parait calme ; un accrochage dans le tunnel Reyers… Quatre heures plus tard, tout sera comme avant… Quelques trous en plus sur la route qui s’ajouteront aux autres traces d’explosions passées.

On plaisante dans notre voiture. Ce qui vient de se passer, on n’en parle pas vraiment… parce que justement, parler de quoi ? Dire qu’on est heureux de s’en être sortis au regard des morts est presqu’indécent… dire que c’est horrible, ben on le sait tous… on sait ce qui se passe ici… on les connait les horreurs… Donc, on peste sur les embouteillages… Même si chacun dans notre coin, on sait qu’à dix minutes près, on sautait avec…

Le soir dans mon hôtel « journalistique », je vide enfin mon sac avec Nadene, elle est journaliste indépendante et a couvert l’évènement. Elle était sur place une heure après l’explosion, elle me parle de morceaux de chair, de restes identifiables d’êtres humains, de voitures disloquées…
Au dernier moment, la voiture suicide s’est jetée sur un épicier du bord de la route, c’est lui et des familles venues faire leurs emplettes qui ont explosé…

Pourquoi ?

Et on trinquera avec les bouteilles qu’on vient d’acheter… J’ai risqué ma vie pour ces bouteilles, elles valent bien qu’on les sirote entre amis… Ca rime à quoi ? A rien, c’est Kaboul… C’est inénarrable…

On continue nos conversations à la fois graves au regard de ce qui nous entoure, et légères pour feindre l’oubli … On se serre les coudes… Quand je vous disais qu’on ne trouve ça qu’à Kaboul….. On y est presque passé, mais surtout il y a des victimes innocentes, cette colonne de fumée, et je suis ici à faire la fête comme si tout ça était normal… Quelques artifices pour occulter la question cruciale de savoir ce qui nous retient ici…
Rien n’est grave, on ne meurt de toute façon qu’une seule fois…

On a tous les nerfs à fleur de peau… Quand je me suis tapée une salmonelle, la médecin allemande de l’hôpital est tombée dans mes bras et s’est mise à pleurer…. Elle me disait de prendre soin de moi… mais à ce moment là, c’est pas vraiment moi qui semblais avoir besoin de réconfort…